AU BAR DES SIRENES.
(Suite)
L’eau dans ses poumons se vida d’un seul coup, puissamment aspirée. C’était la sirène. Elle plaquait sa bouche pulpeuse sur celle de Collins.
Elle serrait fermement le corps inerte du barde, battait de sa queue géante pour stabiliser leur position dans l’eau malgré le courant qui tourbillonnait. Puis elle libéra une main, décolla légèrement sa poitrine de celle de l’Irlandais et lui porta un coup sec au cœur, sans cesser de lui vider les poumons.
La dernière goutte d’eau aspirée, elle insuffla l’air de ses branchies dans la gorge du vieux barde pour provoquer une oxygénation brutale de son cerveau et frappa une seconde fois sa poitrine, encore plus violemment.
Collins ouvrit les yeux. Il reprit conscience, terrifié par sa pitoyable pres- tation devant la faucheuse, convaincu d’être arrivé sur les plaines de l’enfer, entouré de cadavres et d’âmes errantes.
Mais au lieu du pire, il contemplait le meilleur.
Des yeux verts clairs d’une profondeur abyssale. Des lèvres d’une douceur angélique. Des seins d’un galbe parfait. Une peau d’une clarté saisissante… et… une queue de poisson.
L’eau se déversait de moins en moins violemment dans le bar. Un silence morbide et terrifiant succédait à ces quelques minutes infernales, surnaturel, évoquant une souffrance omniprésente.
Le corps de Drew flottait, inanimé. Tenant toujours Collins dans ses bras, la sirène entreprit de remonter le cou- rant sans cesser de l’embrasser afin qu’il continue de respirer.
Après avoir flirté avec la mort, le barde convolait avec la plus belle des nymphes. Ce musicien, réputé dans toute la Cornouaille depuis le sixième siècle, la laissait mener leur danse. Ses gestes, son regard intense, sa manière de battre l’eau sans lutte, de nager de dos empêchait le musicien de se focaliser sur les mille dangers qui fourmillaient encore autour d’eux dans l’obscurité tenace que perçaient ses yeux de fée. Les piliers cédaient, les câbles d’électricité se tortillaient comme des serpents énervés, prêts à pétrifier les vivants, des centaines de morceaux de verre brisé flottaient telles des lames de rasoir. Pourtant, le chemin vers la lumière lui paraissait fluide et dégagé. Il avait le sentiment d’être porté par la mariée vers leur nuit de noces. Le monde à l’envers, pensa-t-il. Le baiser long et doux de son ange gardien le faisait totalement chavirer, lui qui, quelques minutes plus tôt, succombait aux pires douleurs. Les sirènes n’avaient pas une haleine de mérou, rigola-t-il intérieurement, quand soudain, sa sauveuse lui mordit la lèvre inférieure.
Mince alors, elle m’entend penser, en plus ?
Ils gagnèrent enfin la porte de la station de métro qu’il avait franchie à peine une heure plus tôt. Elle avait cédé sous la force de l’eau et s’était coincée contre la paroi, quelques mètres au dessus d’eux. Collins sentit l’immense nageoire de la sirène effectuer de plus grandes ondulations. Ils survolèrent tous les deux l’escalier englouti qui conduisait à la rue. Sur ses lèvres, il s’aperçut qu’il sentait un goût salé. De l’eau de mer.
L’air fouetta soudain le visage de Collins. Froid, humide et cinglant, le vent, synonyme de survie et d’oxygène, n’avait pourtant rien d’agréable. La sirène se décolla pour le laisser respirer dans son élément naturel. Ils avaient tous les deux de l’eau jusqu’à la taille.
Après le vent, le bruit fut la seconde agression. Autour de lui, les maisons se disloquaient dans des complaintes stridentes, les panneaux de bois se déta- chaient dans des craquements sans fin et les piliers d’acier se tordaient dans un fracas insupportable. New York semblait totalement englouti. Le phare d’Ambrose, situé au bout de la baie, effleurait à intervalles réguliers le vague contour de certains buildings. Collins chercha un point de repère. Le parc d’attraction de Coney Island se trouvait normalement dans son dos, mais, quand il se retourna, il ne discerna rien du véritable feu d’artifice perma- nent qu’émettaient d’habitude les dizaines de manèges, et cette abondance éclatante, qui l’agaçait d’ordinaire, lui manqua pour la première fois. Il effec- tua un tour complet sur lui-même sans rien distinguer de plus que quelques flammes ici ou là. Des étincelles provenant des câbles à haute tension éclai- raient furtivement quelques angles de rues avant de les laisser replonger dans un noir total. La lumière circulaire du phare éclaira enfin l’immense Grande roue du parc – qui s’enflamma soudain au loin, projetant un violent éclat orangé sur les barges de Brooklyn. Dans cette luminosité soudaine, la peau de la sirène se mit à briller, à diffuser un faible halo orangé, comme si elle stockait puis rediffusait l’énergie. Le barde oscillait entre l’effroi provo- qué par la situation et l’émerveillement suscité par les caractéristiques aussi extraordinaires que poétiques de la jeune femme. Collins sentit la main de sa compagne chercher la sienne. Il laissa son désarroi l’envahir sans honte et sans retenue.
— Les rues de New York englouties, une sirène qui me sauve, excuse-moi, beauté, mais ça ressemble à un cauchemar. Je vais sûrement me réveiller !
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, mais aucun son n’en sortit. Elle lui fit signe d’utiliser l’instrument qu’il portait dans le dos. Il s’exécuta en se souvenant de ce qui s’était passé dans le bar et plaqua un bête accord majeur. L’eau n’abîmait en rien la résonance de son instrument magique ; seul le feu aurait pu altérer la qualité d’un crwth. Le plus petit son émis d’un de ces instruments pouvait faire résonner le plus épais des aciers comme la plus ancestrale des roches.
— Je suis désolée d’être ton cauchemar !
La voix de la sublime blonde s’était aussitôt mêlée à la vibration de ses cordes. — Je suis désolé… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais… Je ne comprends pas vraiment…
Il oublia de jouer, ce qui lui fit manquer les premiers mots de la réponse de la sirène.
— … Cindy.
— Cindy ?… C’est curieux comme nom pour une sirène. Plutôt moderne pour une créature ancestrale, répliqua-t-il en s’empressant de gratter les cordes de son instrument.
— Non… C’est l’ouragan. Ils en parlaient au bar avant ton arrivée. Les hommes l’ont nommé Cindy. Tu n’es pas au courant ?
Il fit un signe négatif de la tête. Pour ne pas risquer de lui couper la parole, Collins décida de ne pas cesser de jouer la musique qu’il venait d’entamer, même quand il parlerait, même si le vent, toujours aussi glacial, achevait de lui congeler les doigts.
— On devrait gagner les rues intérieures, le niveau d’eau finira par baisser, proposa Collins.
— Sans eau, je ne pourrai plus avancer.
Devant la réponse évidente de la sirène, Collins sentit la stupidité l’envahir, ce qui la fit sourire. Il fit alors signe de continuer droit devant, loin du désastre, au moins. Loin de ses semblables, noyés avec une brusquerie sauvage. Il ne s’était jamais fait de vrais amis, trop solitaire, trop endurci pour ça. Mais leur sort lui semblait tellement absurde, tellement… gratuit.
Il secoua la tête, préférant éviter d’y penser.
Ils progressèrent lentement en direction du Queens dans l’eau chargée de débris flottants. Les accords doux et harmonieux de la balade qu’il impro- visait avec son instrument contrastaient avec les difficultés dantesques qu’ils affrontaient. Le vent redoubla de violence et le niveau d’eau, assez haut déjà, monta encore. Les voitures garées dérivaient ici et là au gré des courants comme d’improbables bouchons pointant leur capot vers la terre. Malgré la force du courant, la sirène évoluait harmonieusement dans ce chaos aquatique. La force incommensurable de sa queue balayait l’eau derrière eux, permettant au musicien d’avancer. L’absence d’éclairage public et le ciel chargé de nuages terrifiants plongeaient le panorama dans une grisaille sans forme. La lumière du phare désormais trop loin empê- chait le monde d’acquérir une netteté, même sporadique. Seul un cercle miroitant, d’un mètre autour d’eux, reflétait la lumière orangée stockée dans les écailles de la sirène.
Ils ne croisèrent personne dans les rues ; l’alerte avait dû être donnée depuis un bon moment. De temps à autre, des cris impossibles à localiser résonnaient dans cette frénésie cataclysmique, hurlant leur complainte et leur solitude ter- rible, que la noirceur accentuait.
Après plus d’une heure de cheminement lent, mais régulier, ils aper- çurent une lueur, quelques îlots d’immeubles en amont. Des lampadaires
semblaient encore alimentés dans cette partie de Brooklyn. Cette aube lumineuse, même lointaine, projetait les ombres avoisinantes des maisons abandonnées.
La sirène finit par briser leur mutisme, imposé par cet immense chaos.
— Je m’appelle Sybila.
Collins la regarda et trouva le nom de sa compagne parfaitement adapté à
son visage, à ce qui se dégageait d’elle. L’espace de ces quelques syllabes, les bruits inquiétants qui les cernaient semblèrent s’évanouir pour une seconde. Le barde déplora l’absolue pauvreté de sa réponse, mais ne put s’empêcher de la prononcer :
— C’est un joli nom.
Elle ne manqua pas de sourire à son tour, tandis qu’il se maudissait d’être à ce point pitoyable. Elle enchaîna :
— Chez nous, notre nom vient des premiers mots que nous prononçons après notre naissance.
L’air de rien, tout en parlant, elle fit un bref mouvement du bras qui l’obligea à passer brusquement derrière elle, ce qui lui évita de se faire embrocher par une vieille antenne de télévision dérivant à toute allure. L’eau l’atteignait sous la poitrine à présent, rendant sa progression malaisée, et il devait lever son crwth pour que le son résonne.
À la vision du râteau, il souffla de soulagement, et s’empressa de répondre :
— Si on suivait la même règle que la vôtre, alors les terriens s’appelleraient tous « maman »!
Alors que tout autour d’eux prêtait à la panique, à la fuite et à l’affolement, ils évoluaient presque sereinement vers le nord. Paradoxalement, Collins sou- haitait plus que tout que cette nuit infernale ne finisse jamais. Elle les avait réunis et, même si la fin du monde devait en découler, rien ne serait plus douloureux que d’être séparé d’elle.
— J’ai des siècles et j’ai l’impression d’être un gamin, murmura-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai peur que tout ça se termine.
Comme pour les autres, dans le bar. Collins se répétait qu’il ne connaissait
Sybila que depuis quelques heures, et pourtant, l’évidence de sa présence, de leur étrange complicité, rendait l’ouragan, les dangers et le chaos totalement anecdotiques.
— Quand tu es entré, j’ai tout de suite compris, dit-elle.
— Quoi donc? répondit le barde.
— Tu t’es cogné et ton instrument a vibré. C’est comme ça que je t’ai entendu. — J’en ai, de la chance, de m’être heurté à ce lampadaire.
Elle gloussa.
— C’est vrai que seuls vous pouvez faire chanter votre crwth ?
— Faut dire qu’avec un nom pareil… C’est déjà dur à prononcer, mais à jouer, c’est encore pire.
Elle ne le laissa même pas finir sa phrase et s’empressa de lui poser une autre question :
— Et c’est vrai que vous ne pouvez pas jouer d’un autre instrument ?
— Oui, c’est la vérité.
Ils s’enfonçaient dans la nuit précaire où le monde s’écroulait autour d’eux
sous des coups de vent assassins, glissaient vers le halo de lumière qui leur servait de phare. Collins était incapable de dire depuis combien de temps ils avaient émergé de l’enfer. Une heure… Trois ?
— Je donnerais tout ce que j’ai pour figer le temps, avoua-t-il. — Et que possèdes-tu ?
— Rien… Presque rien.
Il sourit à son tour.
Ils arrivèrent enfin aux abords de la seizième rue, où l’éclairage public fonctionnait encore. Le barde produisait un effort à chaque seconde pour s’em- pêcher de réfléchir, sachant que la sirène entendait peut-être bien tout. Ce qui lui arracha un petit rire.
— Je te rassure, je n’entends parfaitement que ce qui me concerne, le reste n’est pas très décryptable.
— Ça fait plus de cinq cents ans que je suis célibataire et tu es pratiquement nue à côté… Je fais tout ce que je peux pour ne pas penser, mais ce n’est pas facile, grogna-t-il.
— C’est dommage, répliqua-t-elle de manière ingénue.
L’espace de quelques secondes, il se relâcha donc et laissa libre cours aux sen- sations et aux pensées que lui inspirait Sybila. Le résultat ne se fit pas attendre.
Il reçut une claque sonore et palmée sur la joue droite.
Elle le regardait avec un visage sévère.
— Tu vas un peu vite en besogne, me semble-t-il ! dit-elle, choquée.
Il n’y avait pas que la marque de ses doigts élancés qui faisait rougir la joue
rugueuse du musicien.
— Excuse-moi.
Il baissa la tête, incapable de croiser son regard.
— Non, c’est moi qui m’excuse. Je l’ai cherché, c’est stupide de t’avoir giflé
pour si peu. Tes pensées t’appartiennent. Je ne peux pas te les reprocher. Collins, embarrassé, remarqua un couple qui se dirigeait vers les rues intérieures, probablement en quête d’un abri. La mer trop proche frappait la digue avec violence. Chaque vague fragilisait ce rempart, qui risquait bien de céder.
— Il faut vraiment qu’on s’éloigne. Ne t’inquiète pas, je suis prêt à parier qu’il restera assez d’eau.
Collins vit la sirène s’interroger. Il lui serra la main un peu plus fort pour lui montrer que lui aussi, il pouvait la protéger. Ils obliquèrent dans la même direction que le couple. Peu de temps après, l’eau redescendit jusqu’à sa taille. Ce quartier-là se trouvait sur une petite butte, ce qui le rassura immédiatement.
…/…
Suite et fin demain