NEW YORK 6 Octobre 2012. Midi.
Ioda, Dark Vador et Barak Obama se tenaient debout, les bras en l’air devant l’arme de l’inspecteur Ruffalo. Les flagrants délits de hold-up devenaient si rares dans Manhattan que le policier, l’espace d’une seconde, se laissa déconcentrer par le malfrat qui arborait le masque du président Américain. Il jurait fortement avec les deux héros de la guerre des étoiles, tenus eux aussi en respect par le calibre 38 du policier. Il parcourait quotidiennement le même chemin pour se rendre à son bureau, se forçant à marcher plus d’une heure chaque jour pour compenser les huit heures de chaise qui l’attendaient.
L’imprévu s’invitait, bousculant son ordinaire. Tomber sur un petit hold-up à l’improviste alors qu’il se rendait à son travail aurait paniqué le plus courageux des citoyens, chez les Ruffalo, flic New-yorkais de père en fils, ça mettait en appétit.
Le petit magasin de téléphonie mobile qui se trouvait à l’angle de la huitième avenue et de la trente-troisième rue, semblait figé comme une peinture de Vilhem Hammershoi. Cette curieuse référence vint inopportunément à l’esprit du policier. Deux jours plus tôt, il visitait une exposition temporaire du peintre danois au musée Guggenheim de la cinquième avenue, dont la sécurité lui avait été confiée. Ce léger moment d’absence lui valut de perdre le contrôle de la situation. Les trois gangsters s’éparpillèrent en un dixième de seconde, explosant chacun dans une direction différente. Le plus grand qui paradoxalement portait le masque de Ioda, le bouscula sur son flanc droit, lui faisant perdre l’équilibre.
Le temps de chuter pour l’inspecteur, suffit aux trois voyous pour disparaître dans la huitième avenue. Le flux constant de new-yorkais, qui ondulait à cette heure de pointe, garantissait un anonymat parfait pour peu d’adopter le rythme de marche des milliers d’employés se rendant dans leurs buildings.
Ruffalo se releva le plus promptement possible, mais son pied glissa sur un panneau publicitaire rouge vif, tombé sur le plancher après la bousculade, ruinant définitivement tout espoir de poursuite.
– « Y a bien que dans les séries qu’ils arrivent à les attraper ! » vociféra une vieille cliente toute courbée du magasin, au gérant chinois de la boutique, qui calculait déjà comment il déclarerait le sinistre à son assureur.
L’inspecteur étalé face au sol, se trouvait nez à nez avec l’offre publicitaire qui vantait les multiples avantages d’un abonnement à moins de dix dollars. L’agitation soudaine qui animait de nouveau la boutique de téléphones d’occasions, heurtait le dépit du policier qui espérait en se relevant péniblement, qu’aucune caméra n’immortalisait l’instant.
Le son caractéristique des trois téléphones portables qui le filmaient, tenus à bout de bras par les trois personnes présentes dans le magasin acheva de le déprimer.
Il savait qu’avant d’avaler sa salive, il se trouverait déjà en ligne sur tous les réseaux sociaux qui se bousculaient sur la toile. « Facebook », « Twitter » ou « Myface » garantissaient quotidiennement la survie du ridicule dont il goûtait à l’instant l’amertume persistante.
Le gérant chinois hurlait dans sa langue natale des insultes qui auraient fait pâlir le plus courageux des samouraïs du Sichuan. La vieille cliente gibbeuse, vêtue d’une robe grise dégingandée, râlait après le menu de son téléphone qu’elle n’arrivait pas à maîtriser. Quant au dernier client, un pakistanais coiffé de son Pakol teinté de rouge, il cherchait le nez collé dans son dictionnaire de poche, comment traduire le mot « discount ».
Ruffalo, résigné et silencieux, épousseta d’un geste de dépit son imperméable gris et froissé. Il sortit sans dire un mot de cette boutique maudite, qui méritait sans contestation de figurer au panthéon du « Flying Circus ».
Vingt minutes plus tard, il poussait la vieille porte grinçante du poste central des archives de la police, unité à laquelle il avait été affecté quatre mois plus tôt. Son bureau se trouvait tout au fond de cette immense salle grise et poussiéreuse où se croisaient sans discontinuer voyous, flics, paumés et clochards. Le concert improbable des plaintes, des injures, des cris et des téléphones portables qui ne cessaient de sonner, l’avait poussé à porter constamment des bouchons de silicone souple dans les oreilles. Ses collègues le traitaient constamment de sourd ou de « branleur » suivant l’humeur, mais le relatif silence obtenu ainsi donnait à cette scène désastreuse et quotidienne l’allure d’une série télévisée sans la bande son.
A peine assis sur sa chaise noire à roulettes, Brenda, la responsable des archives, déposa devant lui un vieux carton rempli de dossiers. Cette quinquagénaire épuisée par trente ans d’aller et retour entre les bureaux des inspecteurs, s’habillait systématiquement de la même manière. Des baskets Nike montantes, un pantalon de jogging noir large comme une voile de trois-mâts et le tee-shirt délavé des Yankees.
– « Les disparitions, à classer pour avant-hier ! » Sa voix nasillarde oscillait désagréablement entre le disque rayé et la coupure de secteur. Le chewing-gum qu’elle ne cessait de torturer entre ses dents tartrées, ponctua sa phrase d’une bulle à la couleur improbable. Ruffalo répondit par un rictus qui, dans l’intention, devait appartenir à la famille des sourires de circonstance.