AU BAR DES SIRENES.
Suite.
Collins jeta un regard un peu vide sur la matrone qui soupira en ramassant le chiffon qu’elle venait de faire tomber. En vérité, Drew n’inspirait que l’indifférence.
Une ancienne sorcière, tout au plus, pensa-t-il.
Un vieillard un peu maigre pivota sur son tabouret de bar et se tourna vers le barde. Le nombre de pintes vides qui s’alignaient devant lui aurait pu donner l’illusion qu’il habitait l’endroit. Il parlait tout seul, accentuant un mot plus qu’un autre sans aucune logique. Ses oreilles pointues ne laissaient aucun doute sur son ancien statut d’elfe. Ses longs doigts anguleux aux nombreuses phalanges attiraient le regard ; Collins était certain qu’il aurait fait un pianiste tout à fait respectable.
— Va trouver une forêt maintenant… Je ne vais quand même pas me mettre à fureter dans les jardins botaniques !
Collins lui répondit d’une brève onomatopée gutturale qui oscillait entre le râle et le rot. Son regard, comme son attention, ne se détournaient pas de l’immense cylindre transparent où ondulait la sirène. Le barde s’aperçut qu’il n’avait pas bougé depuis son entrée, planté entre un grand lampadaire et deux fauteuils club. Bob enchaîna sur un vieux Whitney Houston. L’elfe avait visiblement l’intention d’entamer la discussion :
— T’as l’air passionné par les morues, on dirait !
Mais le vieux musicien ne daigna pas lui répondre. Traiter une telle beauté de poisson bon marché lui parut outrancier. La créature ne fit pas cas de la remarque désobligeante, continuant son déhanché parfait à l’harmonie troublante.
Gêné d’être ainsi exposé au regard de tous, le barde décida de franchir les cinq pas qui le séparaient du bar sans pour autant quitter la sirène des yeux. Il heurta légèrement le lampadaire. L’instrument qu’il portait dans son dos résonna légèrement sous le choc. Le bois séché de Brocéliande avait ceci de particulier qu’il amplifiait la moindre sonorité, transformant le bruit en véritable mélodie. L’imperceptible vibrato des cordes de son crwth attira immédiatement
l’attention de la sirène. Elle le fixa instantanément, hypnotisant littéralement l’Irlandais.
Son regard entre l’or et le vert perçait l’eau de sa cage transparente comme deux flèches mordorées, qui captaient l’attention de tous ces dépressifs jadis magiques sirotant leur verre autour du bar. Statufié par l’attention soudaine que la femme flottante lui accordait, il baissa les yeux, oscillant entre la timi- dité et l’étonnement.
L’elfe l’invita à le rejoindre d’un geste du bras ; ses doigts totalement dépliés le touchaient presque. Sur l’instant, Collins se demanda pourquoi l’histoire n’avait retenu que la taille de leurs oreilles.
Il s’éloigna et contourna le cylindre sans quitter la sublime créature du regard. La sirène pivotait imperceptiblement sur les accords de Saving All my Love for You, ce qui lui laissait le loisir de la dévisager en permanence. D’où provenait cet étrange sentiment de sérénité quand il osait la regarder dans les yeux? Une chaleur inhabituelle envahissait sa poitrine au fur et à mesure de leur échange silencieux.
Collins s’empara du tabouret de bar en cuir rouge le plus éloigné de l’elfe et commanda lui aussi une pinte d’hydromel.
Pour se maintenir physiquement sans trop se dégrader, il ne devait jamais changer d’alimentation, et surtout pas de boisson. Cette dernière règle lui convenait parfaitement. Toute modification, même la plus infime, couvrait le visage de rides et donnait aux Anormaux des traits tant marqués par l’éter- nité que toute intégration dans la population humaine devenait impossible. Il espérait simplement que la disparition des odeurs corporelles incluait aussi l’haleine. Il se sentit soudainement ridicule à considérer ainsi son allure, à croire que la sirène ne regardait que lui, et sourit de dépit.
— À quoi bon… ironisa le vieil Irlandais. Personne ne m’attend de toute manière.
Les vieux néons bleutés incrustés sous le comptoir clignotaient exagé- rément. Drew jura et tapa sur le zinc une bonne dizaine de fois pour les stabiliser, mais rien n’y fit. Collins but la première gorgée de son breuvage au son d’une conversation animée entre le vieil elfe et un druide qu’il avait finalement réussi à accaparer. Le barbu, tout de blanc vêtu, devait traîner là depuis des lustres, lui aussi, au nombre impressionnant de chopines vides alignées devant lui.
— C’est dégradant de n’exister que dans les BD ! Au vu de l’importance stratégique que j’ai joué dans l’accession au trône de Cnut le grand!
— Cnut n’a exercé que de 1016 à 1035.
— C’est déjà plus que Sven à la barbe fourchue qui n’a régné qu’une seule année !
— Cnut était le fils de Sven !
Drew ne supportait pas qu’on parle d’autrefois. Ces conversations interminables la déprimaient au plus haut point. Elle se redressa d’un seul coup. — Et alors ? On s’en fout ! Qui s’en souvient, de toute manière ? Le passé,
c’est le passé… !
Le barde et l’elfe en eurent le souffle coupé.
Collins but une gorgée de sa pinte en bois, humidifiant d’hydromel les
bords de sa fine barbe rousse. Il releva la tête vers la sirène. Cette dernière ne semblait plus du tout s’intéresser aux mélopées de la chanteuse soul et adoptait une attitude de plus en plus saccadée, à la limite de la nervosité. L’inquiétude se lisait dans toutes les expressions de son visage ; le coin de ses lèvres marquait un petit rictus mis en relief par le froncement de ses sourcils fins. La splendeur aquatique plaqua alors deux mains légèrement palmées contre la paroi de son aquarium cylindrique et simula du doigt l’écriture de trois lettres :
S. O. S.
Le barde se tourna immédiatement vers les autres convives pour voir s’ils avaient remarqué son changement d’attitude. Tout le monde s’en fichait.
La sirène se mit carrément à taper du poing sur la vitre intérieure. De toute évidence, c’est à Collins qu’elle s’adressait. Elle ne dansait plus. L’Irlandais jeta un coup d’œil vers sa pinte pour s’assurer qu’il n’était pas saoul, mais il n’avait bu que quelques gorgées.
Puisqu’il était visiblement le seul à s’intéresser à la nervosité de la sirène, il se leva. Elle hocha la tête et désigna d’un regard l’instrument que le barde portait en bandoulière. Hésitant, il posa la main sur la lanière en cuir. Elle acquiesça, nerveusement. Collins fit pivoter le crwth sur son ventre et plaqua un léger accord pour ne pas gêner ses voisins. Dès les premières vibrations des cordes, une voix s’éleva, portée par l’harmonie :
— Aidez-moi, je vous en prie !
Décontenancé, Collins écarta les doigts d’un seul coup et enleva son instrument d’un vif roulement d’épaules. Il scruta avec méfiance son compa- gnon de toujours, stupéfait devant un tel prodige. Les coups de la sirène contre la paroi le ramenèrent au présent ; avec des gestes saccadés, elle lui intimait de reprendre immédiatement sa musique. Dubitatif, il réajusta sa bandoulière tout en scrutant le visage de la blonde immergée, et joua exactement le même accord. La même complainte, encore plus angoissée, résonna à nouveau ; et le mouvement des lèvres de la sirène se synchronisa parfaitement aux mots qui sortaient de sa caisse de résonance. Il peinait à le croire. Il semblait qu’elle utilisait la fréquence de son crwth pour s’exprimer !
Un bruit sourd et puissant vint interrompre son étrange dialogue. Un gronde- ment funeste domina tous les autres sons du bar, augmentant d’intensité à chaque seconde, comme si une main invisible montait le volume. La pièce se
mit à trembler. Les bouteilles s’entrechoquèrent, les verres glissèrent sur leur sous-bock. Le zinc du bar vibrait visiblement.
Toutes les têtes se tournèrent vers l’arrivée de l’escalier, seule issue possible de la station, d’où l’ahurissant vrombissement semblait provenir. Il s’intensifia encore, obligeant l’elfe à se boucher les oreilles.
D’un coup, le bar fut inondé.
Des flots immenses et grisâtres déferlèrent avec une violence inouïe, empor- tant tout sur leur passage. Collins eut à peine le temps d’inspirer qu’il fut immédiatement projeté vers l’arrière par la puissance de la vague qui s’était engouffrée dans la pièce. Secoué comme un vulgaire chiffon dans l’eau froide qui le torturait, il se cogna brutalement la tête contre un tabouret qui flottait au même niveau que lui. À peine se remit-il de ce choc que le bord d’une table à la dérive lui heurta violemment le dos. Ce fut le coup de grâce. Dans une agonie presque certaine, il sentit sa conscience s’échapper lentement, anéantie par ces quelques secondes démesurément violentes. L’air lui manquait déjà. Il n’avait même pas eu le temps de prendre une grande bouffée d’air avant la déferlante. La mort lui tendait soudainement la main sans qu’il ait pu se douter à la minute précédente qu’il allait la croiser. Sa présence glaça encore davantage l’eau qui cerclait son corps. En une fraction de seconde, le temps se figea, et la longue main noire, fatale et crochue tendit ses doigts vers lui pour qu’il s’agrippe à son trépas.
Les bardes se préparaient toute leur vie à cet instant ultime. Les derniers accords qu’ils devaient jouer à cet instant précis se devaient d’être d’une harmonie parfaite. Leurs qualités décidaient du sort éternel qui leur serait réservé. Mais là… Étouffé sous l’eau, bien que son crwth soit toujours accroché en bandoulière, il n’avait plus la force, ni le souffle pour exécuter son dernier accord. Il mourrait comme un simple gueux, voué à un néant infini. Le visage terrifiant d’une faucheuse immobile au sourire morbide ricanait dans ce chaos tournoyant, la dernière image que Collins fut capable d’emporter avec lui.
L’eau pénétra dans sa bouche, puis s‘enfonça dans sa gorge, brûla ses chairs d’une irritation assassine avant d’atteindre les poumons. Sa tête bascula en arrière de douleur et ses yeux se révulsèrent. Son corps aux bras désarticulés bascula vers l’avant, se donna au néant, sonnant la fin brutale d’une existence riche et presque éternelle.
Abandonné de toute vie, il flotta au gré des flux d’eau qui ne cessaient de se déverser dans l’ancienne station de métro.
Soudain, des lèvres se collèrent aux siennes.
…/…
Suite demain…