AU BAR DES SIRÈNES
Suite et fin.
Ils tombèrent sur un bar abandonné. Encore alimenté en électricité, comme en témoignait un vieux lustre victorien, l’endroit, seule tache de couleur dans ce coin de rue monochrome, semblait avoir été posé là comme une île déserte. La grande baie vitrée n’avait pas résisté à l’ouragan et aux vents violents, mais une douzaine d’égarés y avait trouvé temporairement refuge. Son bar rouge en virgule rappelait un tableau de Hopper ; il ne manquait plus que l’homme au chapeau accoudé sur le zinc pour que l’image soit parfaite. Sybila et Collins s’y engouffrèrent. Elle resta au ras de l’eau ; impossible de se redresser totale- ment sans que sa queue ne devienne visible pour les gens autour d’eux.
Ils se faufilèrent parmi les sinistrés ; chacun soignait ses multiples blessures sans se soucier de son voisin. L’eau ondulait dans le bar à hauteur des tables vissées au sol. Pailles, serviettes et quelques menus plastifiés flottaient.
Sybila avançait plus facilement que Collins, qui tremblait de froid. Il ne lâchait pas sa main, seul point de chaleur, mais grelottait de plus en plus.
Un vieil écran cathodique collé dans un coin du plafond diffusait en boucle les images d’une ville qui connaissait le chaos pour la seconde fois de son his- toire après le 11 septembre 2001. Cette fois-ci, la nature s’était chargée seule des dégâts. Les images des vagues déferlant sur les rues de New York étaient terrifiantes. Des maisons sur pilotis tremblaient puis s’écroulaient, les unes après les autres. Des bus scolaires abandonnés dérivaient au gré des courants comme de vulgaires morceaux de bois. Les rafales de vent emportaient toutes les toitures sur des quartiers entiers.
— C’est quoi, ça ? demanda la sirène, intriguée.
— Bah… L’ouragan Cindy, c’est toi qui tu me l’as dit.
Un bandeau d’information affichait en boucle les numéros d’urgence.
— Non, ça !
Elle désigna l’écran du doigt.
— La télé?
Collins la regarda, étonné. Même lui, qui refusait toute forme de technologie, savait ce que c’était. Une télé, tout de même… Tout le monde savait ça. — Au fond des mers, on n’est pas très équipé… Et je ne suis pas tout le monde, répliqua-t-elle, piquante, en écoutant la pensée du barde.
— Oui… Pardon.
Sa réflexion stupide le brûla de honte. Décidemment, il ne montrait que ce qu’il y avait de plus désastreux en lui. Son cœur trop vieux, trop usé, trop immortel, lui semblait s’être desséché, incapable d’aimer à nouveau.
La dernière fois qu’il était tombé sous le charme d’une blonde, cela devait remonter à 1471 ou 72. La pauvre Hildegarde avait fini sur un bûcher sous prétexte qu’elle fricotait avec lui. L’amour lui donnait depuis le sentiment d’une sensation coupable et dangereuse. Cette souffrance persistait encore, et il avait résolu de s’en tenir loin.
Sybila coupa court à ses souvenirs :
— Je ne compte pas finir sur un barbecue !
Sa remarque laissa le barde sans voix. Puis il murmura, se rappelant qu’elle captait ses pensées :
— Je m’étais juré de ne plus jamais retomber amoureux.
Honteux d’avoir dû chercher le pire de ses souvenirs pour se remémorer sa dernière aventure, il toussota de gêne et s’arrêta de plaquer des accords.
Elle s’intéressa alors à l’écran qui ne tarissait pas d’images catastrophiques, et lui fit un geste agacé :
— Ne t’arrête pas de jouer ! s’exclama-t-elle dans la dernière résonance des cordes. Comme ça, je peux te parler quand je veux.
Il reprit maladroitement sa mélodie, quand un frisson lui parcourut le dos et lui fit commettre une fausse note.
Ce qui rajouta un tremolo étrange dans la voix de la sirène.
— Je t’ennuie déjà ? demanda-t-elle, peinée.
— Pas du tout ! Je suis maladroit, timide et…
— … Amoureux ?
Elle ponctua immédiatement sa remarque d’une moue désarmante.
— C’est facile de savoir si on est amoureux en lisant dans les pensées de l’autre, grommela-t-il.
— Non. Ça, on ne le sait jamais, on ne l’entend jamais… On le sent. Sybila lui fit face et le dévisagea si intensément qu’il en eut les larmes aux yeux. Collins n’avait jamais « convolé » en fiançailles, encore moins en noces au cours de sa trop longue existence. Les bardes de la première époque incarnaient la voix même des dieux et étaient sommés de leur dévouer leur vie, si bien que toute expérience familiale leur était prohibée. Les mortels qui s’approchaient de trop près de ces êtres fascinants le payaient souvent chèrement. Ils n’avaient donc pas de descendance, ce qui faisait de Collins un des derniers vrais bardes au monde. Ces hommes et ces femmes étaient des musiciens réputés et des poètes reconnus au delà des frontières.
Inspirant profondément, il décida de faire enfin honneur à sa caste. Il prit doucement la parole et baissa les yeux vers le sol pour ne pas laisser son émotion le submerger.
— Oui, je le sens, dit-il. Rien ne compte d’autre que toi depuis que nos regards se sont mêlés. Je n’ai jamais connu ça auparavant, avec une telle intensité. Ce doit être ça, l’amour que j’ai tellement chanté… Mais c’était impossible pour moi de savoir que c’en était. C’est la première fois.
— Tu as attendu tout ce temps pour aimer?
— Je ne savais pas que j’attendais… Tout comme je croyais, autrefois, aimer à la perfection. Je me trompais. Et mon cœur s’est endormi. J’ignorais qu’une telle évidence existait et qu’elle balayait tout sur son passage. J’ai perdu le goût des choses, l’odeur de mon corps et n’ai composé aucune ode depuis au moins trois siècles … Là… j’ai l’impression de renaître. C’est comme si je t’avais toujours connue.
Il tendit la main vers la joue de Sybila pour l’effleurer à peine. Il se sentait rustre devant cet écrin de beauté et de finesse.
À cet instant, un homme qui criait le nom de son chien entra dans le bar. Il passa à côté d’eux sans remarquer l’énorme queue de poisson qui remuait en bas des reins de Sybila, mais le dos nu et inapproprié qu’elle arborait l’arrêta tout à coup.
L’électricité sauta à ce moment précis. Les ténèbres engloutirent instan- tanément le bar, parmi des gémissements apeurés. Un rugissement lointain, mais sourd, indiquait que la dernière digue venait de céder. L’homme se mit immédiatement à hurler, ce qui entraîna une panique générale ; tous fuirent, en désordre, préférant s’éloigner encore davantage de la mer. En moins d’une minute, l’endroit se vida de sa population.
Mais Collins ne quittait plus le regard de sa compagne. La lumière électrique qu’elle avait emmagasinée durant ces quelques minutes émanait doucement de tout son être, les isolant dans une bulle légèrement bleutée.
Le barde qui était en lui, que Collins avait presque oublié, enfoui sous des tonnes de basses humanités, revenait petit à petit à la surface. Ses dons, ses pouvoirs, ses perceptions comme ses différences, submergés par des tonnes de poussière et une proximité humaine quotidienne trop pesante reprenaient enfin vie. Ses poumons se remplirent d’air, ses mains transpiraient, sa tête bourdonnait.
— Oui… Je suis tombé amoureux.
Il n’avait jamais prononcé cette phrase de toute son existence.
— Je le sais.
L’assurance de Sybila ne lui parut en rien arrogante. Elle semblait connaître toutes les réponses avant même d’avoir entendu les questions.
L’Irlandais enchaîna :
— Dès la première seconde où je t’ai vue.
Il suscita chez sa princesse son premier sourire réconforté. Les hurlements
humains s’étaient éloignés, convergeant vers d’autres refuges. Rien ne pouvait plus perturber Collins et Sybilla. Ils étaient désormais seuls au monde.
Elle se redressa sur sa queue, prit le visage du vieux poète entre ses mains tout en fermant les yeux. Il sentit une chaleur inespérée revigorer son corps.
Les frissons disparurent immédiatement. Les traits concentrés, tremblante de tout son être, il la vit focaliser son énergie Il sentit son corps se rétracter légèrement. Sa peau se durcissait, son œil se réhydratait, ses cheveux repoussaient, la salive regagnait sa gorge…
Petit à petit, les fines, mais innombrables rides qui sculptaient ses expressions disparurent l’une après l’autre. Sa colonne vertébrale voûtée se rétablit sans heurt, sa vision s’affina.
Son corps revivait.
En moins d’une minute, les deux visages pratiquement collés l’un à l’autre arborèrent la même grâce divine, la même finesse, la même jeunesse. Elle avait ôté tous les stigmates et les traces d’une vie passée. Elle retira alors les mains ; les écailles de sa queue brillaient un peu moins, compensant les outrages du temps qu’elle venait de gommer.
De leurs regards émanait une clarté douce et ondulante, projetant leurs ombres mêlées sur les murs du bar.
La douleur de mille vies s’était évaporée d’un seul coup. Le musicien se redressa d’une bonne dizaine de centimètres, ce qui obligea la sirène à se mettre plus droite encore sur le bout de sa queue. Elle approcha ses lèvres pour la seconde fois et lui donna un baiser qui n’avait rien plus rien à voir avec une quelconque survie, mais qui transmettait toute l’attente qu’elle por- tait en elle.
— Je te cherche depuis mon premier jour, dit-elle. Il y a des siècles de cela. — Tu me cherches ?
— T’es tu jamais demandé en quoi étaient faites les cordes de ton instrument ? Collins cessa immédiatement de jouer et regarda son crwth avec attention. Il
l’avait reçu dès son plus jeune âge. Tout jeune, ses parents l’avaient emmené à bord d’un frêle esquif pour une sortie de pêche. L’embarcation avait chaviré et la mer englouti les deux adultes. Le bébé s’en était sorti indemne, flottant sur une planche malgré les vagues, seul et improbable rescapé d’une mer qui avait lourdement frappé ce jour-là.
On l’avait retrouvé sanglotant sur les galets de la plage du village. De fines cordes s’enroulaient autour de ses poignets minuscules, l’attachant à la planche qui lui avait permis de flotter dans l’océan tourmenté.
Collins se sentit pris à la gorge par toutes ces images, ces souvenirs flous, enfouis depuis si longtemps sous les siècles et qui lui apparaissaient clairement pour la première fois.
L’enfant rescapé sur cette plage avait été décrété miraculeux… et, par consé- quent, aux yeux des villageois, choisi par les dieux. Son destin de barde était tracé. On lui avait alors confectionné son instrument avec ces mystérieux liens autour de ses poignets qui lui avaient sauvé la vie.
Sybila ouvrit la bouche et aucun son ne s’échappa de sa gorge. Il avait arrêté de jouer. Il regarda alors son instrument, puis leva les yeux vers Sybila qui hochait la tête avec une tendre expression. Il comprit dans l’instant qu’il s’agissait des cordes vocales de la sirène.
Cette créature sensée vivre de ses chants et de sa voix avait sacrifié son puis- sant pouvoir sans même hésiter… Des siècles auparavant. Elle avait croisé la route de cet enfant dans des eaux déchaînées qui s’apprêtaient à l’engloutir… Une histoire qui s’était répétée quelques heures plus tôt.
— Je t’ai laissé grandir, et j’ai passé ma vie à te chercher.
Les larmes qui perlaient aux abords de ses yeux témoignaient de l’émotion de toute une vie. Il n’osa pas les sécher. Elle continua doucement :
— J’ai écouté le vent pour y percevoir ta voix.
— Mais je ne chante plus depuis de longues décennies…
— C’est pourquoi j’ai mis un temps infini à me rapprocher de toi.
— Pourquoi moi ?
Collins tenait son visage entre ses mains. Le conte qu’il entendait de la bouche de sa compagne commençait à lui souffler les plus beaux vers dont un poète pouvait rêver. Il ne lui avait pas simplement parlé.
Il avait chanté sa réponse.
Elle souriait de l’entendre ainsi revivre.
— Je ne pouvais pas faire un plus beau cadeau que la vie à ce bébé que tu étais. Une sirène qui donne sa voix confie aussi son cœur.
Collins posa ses lèvres contre les siennes. Il n’y avait plus de distance, plus de siècles ni d’attente.
Le jour pointait doucement sur un horizon qui dévoilait le pire chaos que la mégapole ait jamais connu. La lumière grise levait son rideau sur le théâtre gigantesque d’un désastre inhumain, sans que Collins ni Sybila ne s’en sou- cient. Ils avaient enduré les affres d’une société illusoire ; ils faisaient surface le jour où celle-ci touchait le fond.
FIN